Parution du livre « Dominer et défendre le territoire à l’époque des bastides » (15 oct. 2020)

Interview de Jean-Paul Valois : 1/ Comment est né ce livre ?

Jean-Paul, comment est né ce livre ?

Prenons un exemple aujourd’hui : on ne va pas au même endroit pour déclarer un mariage, demander une carte d’identité, ou retirer la carte grise ; et encore, la Révolution a simplifié car nous avons affaire à un même Etat, aux règles unifiées d’un endroit à l’autre. Au Moyen Âge, l’habitant  doit composer avec différents espaces vécus : l’espace sacré autour des églises, la cour du château, les limites des paroisses voire des évêchés et celles, différentes, des seigneuries. Les repères et limites spatiales différent donc selon les activités, les règles peuvent différer d’un endroit à l’autre, et en outre sur une même terre, des seigneurs différents peuvent même avoir chacun des droits. Benoît Cursente explique dans la préface que les habitants d’alors vivent en quelque sorte des « spatialités » différentes dans le domaine religieux, politique, militaire. Ces interrogations ont été le point de départ de notre réflexion.

C’est en fait un livre collectif ?

Oui, nous avons travaillé en équipe, le livre englobe la contribution de différents auteurs, réunis initialement lors de journées d’études s’adressant au public. La première a eu lieu en juin 2018 à Geaune (40), qui fêtait cette année-là le 750e anniversaire de sa fondation. La seconde s’est déroulée en octobre 2019 à Domme (24) . Le livre est né par la reformulation de ces exposés, avec le souci d’expliquer, de vulgariser.

Au Moyen Âge, la situation est donc complexe, on dit souvent que les frontières sont alors floues ?

Ce n’est pas vrai partout. La notion de frontière émerge en fait alors : nous rapportons dans le livre des cas où la frontière est définie « au km près » dès le XIVe siècle ; des bornages sont effectués (quelque fois encore en place). Des zones compliquées avec enclaves vont certes exister longtemps encore (jusque sous Vauban qui le déplore), mais ce n’est pas la règle générale, nous ne sommes plus à l’époque des défrichements carolingiens. L’époque des bastides est une époque de commerce « international » comme on dirait aujourd’hui, et pour cela des cartes existent : les premiers « portulans » conservés contiennent quantité d’informations exactes quant à la position relative des ports, pour prévoir les trajets marchands. L’époque des bastides voit une émergence de la cartographie.

Peut-on dire qu’à l’époque des bastides, l’espace s’agrandit ?

L’espace en tant que tel, non, mais oui, les territoires (l’espace « politique » contrôlé par un prince en quelque sorte) changent de dimension.  Par mariage ou faits d’armes, de grandes seigneuries se forment, on parle de principautés. Mais il faut alors composer avec un prince « absent » : Alphonse dit de Poitiers ou Louis, le roi de Navarre, vivent surtout à Paris ! C’est donc l’époque où une administration se met en place, avec des finances contrôlées, un souci du compte exact, la constitution d’archives, etc. Il s’est trouvé qu’un colloque universitaire, tenu à Pau en novembre 2018, nous a aidé à bien comprendre ces aspects et à intégrer cette compréhension nouvelle dans nos explications.

On a dit les bastides instrument de conquête avec un rôle de postes militaires ?

Il apparaît aujourd’hui que les bastides constituent, dans ce contexte, l’une des nouvelles méthodes de gouvernance. C’est le moyen pour le roi – ou certains princes plus autonomes – de prendre pied sur un territoire, de s’y implanter juridiquement : Jean-Marie Carbasse nous explique les tenants et aboutissants des « contrats de paréage ». Cette implantation se fait au détriment des seigneuries locales traditionnelles. Les bastides ne sont pas – pour la plupart – des postes militaires majeurs : les défenses en sont modestes, parfois juste le mur arrière des maisons. Les murailles apparaissent au coup par coup, 20, 30 voire 50 ans après les fondations, car une insécurité précède la Guerre de Cent Ans ; par exemple entre Lot et Dordogne, Pierre Simon montre que l’on cherche alors à protéger les points stratégiques du commerce. Les bastides sont plutôt vues aujourd’hui – dans leur période de maturité – sous leur aspect agricole, commercial, et surtout juridique.

C’est à dire que les bastides sont aussi un rouage administratif ?

Oui, tout à fait,  le bayle qui contrôle la bastide est le représentant appointé du prince. Mais allons plus loin : avec leurs lots d’allure égalitaire, les bastides nous montrent une nouvelle conception, ou en tous cas utilisation, de l’espace : celui-ci est maintenant soumis à mesure, délimitation, et objet d’une taxation payable en numéraire, ancêtre de nos loyers ou taxes d’habitation. Les versements en nature à la fantaisie du potentat local (« une fois n’est pas coutume ») deviennent ringards, le roi ou le prince s’engagent maintenant par contrat. La conséquence pour le commerce est que les  dépenses sont prévisibles, ce qui favorise la confiance.

valois - interview

« A l’époque des bastides, l’espace est mesuré, délimité et fiscalisé »

Quels exemples aborde le livre ?

Geaune (40) avait été choisi pour la première journée d’étude, c’est un exemple remarquable où le « damier » des rues se prolonge dans les champs, mais Stéphane Abadie y suspecte également une maison noble avec entrepôt pour activité commerciale. Les bastides du Gers sont abordées par Anaïs Comet,  leur évolution fait apparaître halles et couverts. Le domaine entre Lot et Garonne est étudié par Pierre Simon pour ses murailles et défenses. Le domaine des Foix-Béarn – qui englobe le Tursan et le Marsan – n’est pas oublié, il permet d’analyser les modalités des mariages et leurs conséquences patrimoniales, ainsi que les rapports avec les sociétés agro-pastorales, qui ont un usage de l’espace très différent de celui promu par les princes, comme le livre l’aborde.

Le livre nous réserve une surprise à la fin, je crois…

En effet, les circonstances avaient conduit à une seconde journée d’étude à Domme (24). Les imposantes fortifications de cette bastide suggéraient de clarifier la vieille question : les bastides, fortifiées ou non ? Anne Bécheau montre que ce site est d’abord occupé par un château du Roy. La bastide vient ensuite. L’étude méticuleuse de Cyril Yovitchitch montre que l’enceinte est édifiée dans un troisième temps, elle forme toutefois un tout cohérent. Il s’agit d’une des prestigieuses réalisations du pouvoir capétien à l’échelle du Sud-Ouest. Qui a pu commanditer une oeuvre pareille et pourquoi ? Je laisse le lecteur suivre le jeu de piste proposé par Gilles Séraphin :  à la façon d’une enquête, il conjugue textes et indices architecturaux pour proposer une solution très vraisemblable… Domme, site exceptionnel méritait bien un étude exceptionnelle.

 

(photo J. Valois)